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Maîtriser notre attention à l’ère numérique

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Comment les réseaux sociaux influencent-ils notre attention ?

La question est au cœur de nombreuses recherches récentes. Depuis quelques années, les experts en économie et en sociologie explorent ce qu’on appelle « l’économie de l’attention ». Ce modèle économique, adopté par les plateformes numériques comme Google, Facebook/Meta, et YouTube, vise à capter notre attention et à nous maintenir engagés aussi longtemps que possible. L’objectif est de maximiser les revenus publicitaires, avec des implications qui vont au-delà des réseaux sociaux (comme Instagram ou Tik Tok), touchant aussi les jeux vidéo en ligne.

Échanges avec Mehdi Khamassi, directeur de recherche CNRS en sciences cognitives à l’ISIR. 

L’attention, souvent comparée au nouveau pétrole par les experts, est devenue une ressource précieuse contrôlée par un petit nombre d’acteurs. Les mécanismes employés pour capter cette attention s’inspirent largement de la psychologie. Par exemple, les récompenses données avec une certaine variabilité, telles que les likes sur les réseaux sociaux ou les bonus dans les jeux vidéo, sont connus en psychologie pour comporter une forte dose d’imprévisibilité et pour maximiser la captation de notre attention. De plus, les fils d’information sans fin et les fonctions d’auto-play encouragent des comportements répétitifs, rendant difficile la déconnexion volontaire. Les pop-ups et autres éléments visuels saillants sollicitent notre attention exogène (contrôlée de l’extérieur), souvent au détriment de notre attention endogène (contrôlée par notre volonté).

Impacts sociétaux et enjeux de l’économie de l’attention

Les impacts sociétaux de cette captation de l’attention sont multiples. Le temps considérable que nous passons sur ces plateformes suscite des inquiétudes croissantes. Bien que l’addiction ne soit scientifiquement établie que pour des substances (drogues, alcool, etc.), les jeux d’argent et les jeux vidéo, les sciences cognitives cherchent à clarifier les mécanismes potentiellement addictogènes des réseaux sociaux.

Les conséquences sur l’éducation de l’attention sont également préoccupantes. Se laisser guider automatiquement par les écrans réduit le temps consacré à l’entraînement de notre attention endogène sur d’autres activités, qu’elles soient manuelles, sportives, ou intellectuelles. « Il n’est à ma connaissance pas encore clairement établi scientifiquement qu’il puisse y avoir un effet de causalité entre le temps passé sur les réseaux sociaux et les difficultés de concentration et troubles de l’attention qui sont de plus en plus diagnostiqués chez les enfants. Mais c’est un point de vigilance à avoir », précise Mehdi Khamassi. 

Les enfants sont particulièrement vulnérables, car leur cerveau continue de se développer jusqu’à 20-25 ans, notamment le cortex préfrontal, essentiel pour la planification à long terme. Cette immaturité cérébrale les rend moins capables de réfréner des envies immédiates au profit de bénéfices à long terme, comme la santé ou la vision. De plus, les enfants ont plus de difficultés à distinguer la réalité de la fiction et à reconnaître les intentions mercantiles derrière les contenus. Les adolescents, quant à eux, sont particulièrement sensibles aux besoins de reconnaissance sociale, ce qui les rend plus vulnérables aux interactions négatives sur les réseaux sociaux.

Les impacts sur le sommeil, lorsque les écrans sont utilisés tardivement, sont également à souligner. Ils peuvent entrainer des effets nocifs pour le développement cognitif et l’éducation des enfants. Cependant, certains effets positifs, comme le développement des capacités d’attention visuo-spatiale grâce à certains jeux vidéo, existent mais doivent être encadrés avec modération.

D’un point de vue sociétal plus large, ces pratiques soulèvent des questions de surconsommation matérielle et énergétique (incitation à l’achat et utilisation de métaux rares pour la fabrication), ainsi que des questions démocratiques (problème d’opacité entre le vrai et le faux, les opinions et les connaissances scientifiquement établies). De plus, la polarisation des opinions, exacerbée par les techniques de captation de l’attention et les algorithmes de recommandation, rend plus difficile le dialogue constructif et amplifie les tensions sociales. 

Renforcer l’éducation numérique pour mieux gérer l’attention

« En plus de me sentir concerné par ces différents problèmes sociétaux, mon point d’entrée sur le problème spécifique de la captation de l’attention est venu de mon engagement depuis une dizaine d’années sur la question de l’invasion publicitaire », explique Mehdi Khamassi. Ses recherches sur l’automatisation des décisions dans des contextes familiers et répétitifs, ainsi que sur les conditionnements pavloviens et instrumentaux, lui ont permis de mieux comprendre certains des mécanismes utilisés dans la publicité. Dans le cas de l’économie de l’attention sur les plateformes digitales intervient aussi la question de la publicité ciblée. En plus de capter notre attention, nos données, nos traces, nos comportements sont aussi captés plus facilement que dans le monde réel. Avec l’utilisation d’algorithmes de classification et les progrès récents en IA, cela permet une publicité ciblée dont l’efficacité est accrue, car davantage personnalisée.

En collaboration avec des experts comme Célia Zolynski, professeure de droit du numérique, Florian Forestier, philosophe, et Stefana Broadbent, anthropologue et spécialiste du design, Mehdi Khamassi a travaillé sur le projet TESaCo (Technologies Emergentes et Sagesse Collective, piloté par le philosophe Daniel Andler à l’Académie des Sciences Morales et Politiques) pour explorer la question de la liberté de choix dans le contexte de l’économie de l’attention. Ils ont identifié les éléments de design des interfaces digitales qui captent automatiquement notre attention et proposent des mesures législatives pour encadrer ces pratiques. 

Les conclusions de ces travaux soulignent que la responsabilité ne repose pas uniquement sur les individus. En plus de renforcer l’éducation numérique et la maîtrise de l’attention dès le plus jeune âge, il faut que la loi encadre les pratiques (en interdisant les interfaces manipulatrices par exemple), et que l’État ait une véritable politique culturelle incitative pour le développement d’interfaces alternatives, comme les interfaces collaboratives (par exemple Wikipedia). Il est de plus recommandé par les experts en psychologie développementale et en sciences de l’éducation de définir des durées précises d’utilisation des écrans pour nous-mêmes et les enfants, et de désactiver autant que possible les notifications automatiques pour réduire les interruptions. « Les interruptions sont connues pour avoir un coût cognitif en termes de refocalisation sur la tâche qu’on faisait avant d’être interrompu. Il en résulte une moins bonne compréhension et une moins bonne mémorisation de ce qu’on était en train de lire par exemple » précise Mehdi Khamassi.

Réseaux sociaux et captation de l’attention

L’ouvrage « Pour une nouvelle culture de l’attention : Que faire de ces réseaux sociaux qui nous épuisent ? », dont Mehdi Khamassi est co-auteur, propose une introduction aux mécanismes psychologiques liés à notre attention, des connaissances scientifiques sur la fatigue de l’attention et comment mieux la restaurer, ainsi qu’un panorama historique de la captation de l’attention à des fins de marketing et de publicité. Il offre également une réflexion philosophique pour prendre du recul sur ces bouleversements sociétaux, et les sentiments d’impuissance, d’accélération et de mal-être que nous pouvons ressentir. La question de la liberté est également abordée et des propositions sont faites pour trier nos automatismes pour ne garder que ceux qui nous conviennent. 

« Demandez-vous si vous êtes satisfait(e)s du temps que vous y passez. Sinon, définissez-vous des durées précises par jour à y passer. Tenez-vous y. Désactivez un maximum de pop-ups, notifications, publicités. Refusez le maximum de cookies pour réduire la publicité ciblée. Essayez de diversifier vos sources d’information et de contenus. Prenez l’habitude de vérifier les sources et leur fiabilité avant de re-partager », nous conseille Mehdi Khamassi. 


Contact scientifique à l’ISIR : Mehdi Khamassi, directeur de recherche CNRS


Publié le 27 juin 2024.